Quand j'ai eu perdu ma pauvre défunte, j'allais dans les champs pour être tout seul ; je tombais au pied d'un arbre, je pleurais, j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; j'aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. Et quand je pensais que d'autres, à ce moment-là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bâton ; j'étais quasiment fou, que je ne mangeais plus ; l'idée d'aller seulement au café me dégoûtait, vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant l'autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette ; ça s'en est allé, c'est parti, c'est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait... un poids, là, sur la poitrine ! Mais, puisque c'est notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et, parce que d'autres sont morts, vouloir mourir... Il faut vous secouer, monsieur Bovary ; ça se passera ! Venez nous voir ; ma fille pense à vous de temps à autre, savez-vous bien, et elle dit comme ça que vous l'oubliez. Voilà le printemps bientôt ; nous vous ferons tirer un lapin dans la garenne, pour vous dissiper un peu.
Gustave FLAUBERT, Madame Bovary (1856), première partie, III | Jean-Louis FORAIN, Le veuf, huile sur toile, musée d'Orsay (INV 20053)
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De belles paroles prononcées par le père d'Emma ROUAULT à l'attention de Charles BOVARY, son futur gendre. Toutefois, ces paroles de réconfort et cette invitation à se ressaisir ont une visée stratégique, celle de rapprocher le médecin de la demoiselle, et font peser un sérieux doute sur l'empathie réelle de cet homme. Paradoxe néanmoins puisque le père ROUAULT était effectivement amoureux de sa femme, conserve une nostalgie de sa vie conjugale, ce qui laisse supposer qu'il livre une histoire véridique, ouvrant son âme au médecin en relatant sa douleur passée, mais avec pour seul but de le manipuler. Une attention très intéressée en somme.
Une métaphore du temps qui passe et contribue au deuil, à retenir, probablement : [...] tout doucement, un jour chassant l'autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette [...] |