Extrait de l’hebdomadaire « Le monde illustré » n° 645 du 21 août 1869 Nous sommes en France et à l'Opéra, nous sommes au dix-neuvième siècle et sous un ciel tempéré, et nous voulons représenter la danse vive et légère, qui charme les yeux par sa grâce ; c'est cette figure douce et languissante qui effleure les lacs et se pose sur la feuille de nénuphar dans Giselle, ou devient mutine et gaillarde dans le costume de la Vivandière. Le plaisir violent et fort dont vous parlez a son caractère, son type; il a inspiré des chefs-d'œuvre ; il correspond à un rythme, mais ce n'est pas le nôtre. C'est la passion violente qui déborde dans cette danse-là, mais nous voulons de la grâce et de la noblesse. Le rictus de vos danseuses antiques et de vos rudes danseurs se crispe, l'œil s'injecte de sang, les cheveux se hérissent ; mais nous, nous n'allons qu'à la légère émotion du plaisir. Nous sommes la grâce et vous êtes la force. Eh bien, si vous voulez de la grâce, spécialement de la grâce, n'en demandez pas à Carpeaux, et ne lui commandez pas le groupe de la danse ; — ce n'est pas qu'il en ignore le secret, le grand artiste — voyez plutôt le fameux groupe du pavillon de Flore, la Nymphe écartant les roseaux. — Mais sa qualité génitale, sa note dominante, c'est la force, et quelle que soit l'œuvre, je suis sûr, sans l'avoir vue, qu'il a fait de la force. Si l'œuvre est bonne en soi, prise indépendamment du mouvement, changez tout à fait vos arguments et dites : — La nouvelle œuvre de M. Carpeaux représente les Saturnales, et nous lui avions demandé le Menuet. — Comme saturnales, l'œuvre est de premier ordre ; comme Menuet, le groupe est encore à faire. Mais pas du tout, on critique à tort et à travers, jusque dans les journaux, où pas un de ceux qui tiennent la plume n'a le droit de parler d'art, n'ayant pas voué sa vie à l'étude des choses artistiques. On est allé jusqu'à l'insulte, et j'ai lu à ce sujet des réflexions d'une irrévérence inouïe. Puis, comme toujours, la réaction est venue. On parlait d'abord d'enlever le groupe de la façade, ce que, personnellement, je regarderais comme une suprême inconvenance, parce que M. Carpeaux est un homme considérable, et qu'on n'insulte pas un homme de cette valeur ; on le couronne ou, s'il s'est trompé, il en a le droit et on le subit avec ses défaillances. — Mais maintenant, c'est bien de cela qu'il s'agit : on propose de laisser au contraire le groupe de la Danse, et d'enlever tous les autres comme froids et trop académiques. Autre excès, autre blessure pour des hommes du talent de Perraud, de Jouffroy, de Guillaume. La vérité vraie, tous les artistes la savent, c'est que Carpeaux tue un monument ; il a en lui une force, un relief, une puissance qui se combinent mal, en ces temps d'architecture plate, avec l'ensemble de la conception. — Je n'ai jamais entendu l'architecte du Louvre parler du beau bas-relief de la nymphe du pavillon de Flore; mais je suis sûr que M. Lefuel, tout en admirant Carpeaux, trouve que ce bas-relief-là joue un trop grand rôle dans l'ensemble et qu'on ne voit que lui. Et, de fait, débouchez de la rue du Bac, en tête du pont des Tuileries, et regardez le pavillon du Prince Impérial, vous ne voyez que Carpeaux, et tout disparaît ; et il n'occupe cependant que quatre mètres carrés sur une superficie énorme de façade. Cela dit, et on me pardonnera de m'échauffer sur un sujet d'art, c'est peut-être à un autre qu'il fallait demander la Danse « qui se souvient de Versailles. » Quant à Carpeaux, l'architecte Garnier, qui, malgré les jugements divers qu'on porte sur lui, est un grand artiste, aurait pu lui dire de faire reposer quelque portail colossal sur le dos robuste de ses fières cariatides. Maintenant, encore qu'on parle bien à tort et à travers des choses de l'art en France, levons les yeux au Ciel et remercions-le d'être né dans un pays où un groupe de la Danse, placé à l'entrée de la porte d'un Opéra, peut soulever les polémiques que vient de soulever l'œuvre de M. Carpeaux. C'est encore un espoir. Un peu moins d'irrévérence nous siérait mieux ; mais l'irrévérence est une opinion en matière d'art, comme le sommeil en matière d'audition d'une tragédie en cinq actes. Charles Yriarte |